Nous sommes aujourd’hui trois femmes à travailler pour mon bureau d’étude de paysagiste. Cela fait 14 ans que j’ai monté cette société, Canopées, que je chéris parce qu’elle m’offre la possibilité de faire un métier que j’adore, créatif, humain, passionnant. Depuis 14 ans, nous avons travaillé en suivant les horaires très féminins du 9h-16h30, qui nous permettaient d’aller chercher nos enfants à l’école entre autres, mais aussi d’avoir du temps et de l’énergie (plus beaucoup !) pour cette fameuse seconde partie de la journée, en général. Tout allait bien, mais c’était dense. Et crevant.
Arrive, au bout de 9-10 ans, une petite crise financière : moins de projets, plus de difficultés à faire signer nos clients, un ralentissement notable de notre activité. C’est à cette période-là que nous franchissons le premier pas : Morgane me propose de se mettre au 4/5ème pour éviter à Canopées un risque financier. C’est décidé, nous ne travaillerons plus que 4 jours sur 5. Au bout de 18 mois, le travail reprend, les clients réapparaissent en nombre et pourtant nous décidons de rester à 4/5ème. Parce que c’est super d’avoir son vendredi, parce qu’on arrive à faire en 4 jours ce que nous faisions en cinq sans changer ni notre rythme ni les horaires, parce que le chiffre d’affaire a augmenté malgré cette nouvelle répartition et parce qu’on est moins fatiguée de ne pas travailler 5 jours d’affilée. Je compense le salaire de l’activité partielle avec une prime annuelle calculée selon notre bénéfice : c’est souple, adaptable, et sans danger pour la boîte. Quatre jours par semaine ? Déjà là, certains autour de nous, s’étonnent.
Arrive, cette année, le corona et le confinement. Nous sommes trois personnes dans la boîte depuis 2 ans, Clémence nous a rejoint, l’activité a continué d’augmenter et le chiffre d’affaire aussi. Pendant que nous sommes en chômage partiel et en télétravail, je remarque que j’apprécie immensément de choisir le moment dans ma journée où j’ai ENVIE de travailler. Que c’est parfois très tôt le matin, ou tard le soir. Que j’ai parfois envie de finir un dessin avant d’attaquer une sélection de plantes. Que parfois je laisse tout tomber pour aller faire une sieste ou une méditation. Bref, quand je m’écoute, moi, mon corps, ma fatigue, mon énergie, il se passe quelque chose de miraculeux qui ressemble à : LA LIBERTE ET LE PLAISIR DE BOSSER. Autant dire les choses de manière transparente : je n’ai même plus l’impression de travailler. Je me sens plus réactive, plus créative, plus efficace. Même les tâches moins rigolotes, quand elles sont accomplies au bon moment, sans obligation de planning, deviennent légères et rapidement faites. Et surtout, je ne ressens plus aucune fatigue. Pourtant, je suis confinée comme tout le monde, je dois faire la cuisine pour mes enfants, faire le ménage et tout le reste.
Alors quand on déconfine, je parle de mon projet fou à mes employées : ne plus avoir d’horaires fixes. Décider d’une semaine sur l’autre qui vient travailler au bureau, qui travaille de chez soi, qui va en RDV, qui va sur les chantiers, et à quelle heure. Lâcher le sempiternel horaire continu qui date de l’industrialisation. L’apnée. L’épuisement. Les trajets aux heures de pointe. Les WE de repos sur commande. Et essayer autre chose. Le travail à la tâche. Le rythme personnel. Le plaisir. Le « On s’arrête quand on sent qu’on est fatiguées même s’il est 14h». Et voir ce qui se passe. Alors bien sûr je peux le faire parce que les deux femmes qui travaillent avec moi sont extrêmement consciencieuses, impliquées et travailleuses. Je les ai recrutées entre autres pour ça. Et on se connaît depuis suffisamment longtemps pour qu’elles sachent que le but n’est pas de travailler la nuit et les week-ends. Mais que si elles le sentent, elles ont la liberté de le faire. Et bien sûr je continue de les rémunérer comme avant, 7h par jour.
Cela fait un mois maintenant que notre organisation a changé. On se parle beaucoup plus par téléphone, on s’envoie des scan et des WhatsApp, parfois à minuit parce que ça tombe comme ça dans notre rythme, que la maison est calme, et ça nous fait rigoler. Et bien entendu on continue à se voir au bureau une à deux journées par semaine, à des horaires parfois farfelus pour une société de service, un vrai plaisir. Et pour les clients, les horaires restent les horaires classiques, l’idée étant l’inverse de se rendre disponible à l’envi. Résultat? Nous sommes moins stressées, moins fatiguées, moins comme des hamsters dans notre roue. Les semaines sont plus variées. Notre emploi du temps plus intéressant, plus riche.
Est-ce que ça va marcher ? nous demande notre entourage. Comment allez-vous rester productives ? (le vilain mot) Est-ce que le risque n’est pas de s’isoler? On verra. Pour le moment, nous ne travaillons pas vraiment moins, juste différemment. On s’éclate. Mais nous sommes vigilantes. On se raconte nos sensations, nos expériences. On affine. Mais quelle joie de défoncer cette porte fermée ! Evidemment, lâchons le mot, tout cela nécessite quelque chose de très sous-estimé dans les entreprises en France : la confiance. Des DEUX côtés… Et ça, pour moi, ça passe par la bienveillance, la valorisation, la responsabilisation. Un management plus horizontal, plus sensible. C’est un autre chapitre. Mais après la crise du corona, tout est possible, non ?
Yoo
Bravo à vous trois 🙂
C’est chouette de lire ce genre d’article, ça donne envie !