Depuis un certain nombre d’années, et en particulier depuis cette époque de nos confinements forcés répétitifs, j’ai remarqué une forte hausse de la demande pour les jardins « naturels ».
J’adore la nature.
Elle m’anime depuis toute petite, elle me fascine, elle m’enchante. Depuis qu’elle et moi on a décidé de faire route ensemble pour créer des jardins, elle me parle, elle me guide et elle m’inspire. Je n’ai pas l’impression de l’utiliser. Elle est comme une gouache, un pigment, une matière vivante qui me prend la main pour façonner des espaces enchanteurs. Je me sens privilégiée de travailler pour elle, mais pour nous aussi, à travers elle.
Alors qu’est-ce qu’un jardin « naturel »? Est-il plus proche de l’idée qu’on se fait de la nature? Est-il plus sauvage qu’un aménagement paysager comme on l’imagine? Fait-il la place belle aux insectes, à la faune locale, aux espèces indigènes? Est-il sans structure particulière, imitant le hasard et la spontanéité? Est-il moins gourmand en entretien? Est-il productif comme les jardins ouvriers d’antan? Dans l’esprit des propriétaires, c’est certainement quelque chose comme ça.
Ma seule question alors serait: « Un jardin naturel, d’accord. Mais êtes-vous prêts? »
Mon observation au fil des années de ma pratique est que le jardin est une grande source de fantasme, et le jardin « naturel » probablement l’un des plus puissants. Il évoque notre côté sauvage perdu, une forme de vérité brute et d’authenticité que nos échanges humains n’expriment que trop rarement, un retour fébrile à cette terre que nous avons brutalisée et colonisée, sans la voir et sans la respecter. Notre âme cherche la nature, elle veut renouer avec elle, faire fusion. Et par ce retour, l’humain espère enfin se comprendre lui-même, et lire son avenir.
Mais ne nous y trompons pas. Ces retrouvailles avec notre essence chamanique peuvent être violentes pour nos conditionnements. Le « naturel » devient vite désordre pour un esprit fatigué par sa journée de travail mal dosée. Les insectes butineurs peuvent effrayer et gâcher des moments familiaux pour qui n’a pas appris à les observer. Les saisons deviennent plus marquées sans l’artifice d’une sélection végétale adaptée à la psyché humaine, qui se retrouve en manque de couleurs et de fleurs dès novembre. Le jardin naturel est brut, sans concession, sans joliesse, sans arrangement.
Du coup, est-ce encore un jardin?
A mon sens, la notion de jardin sous-entend l’intervention humaine. Régulière. Amoureuse. Elle sous-entend l’échange entre le règne végétal et le règne humain, la poignée de main complice, la compréhension mutuelle. Elle implique la créativité des deux côtés, les chuchotements, les décisions, et le pardon aussi. Le résultat final peut faire la part belle à la forme, ou au contraire devenir organique et invisible. Finalement, tous les jardins ne sont-ils pas naturels? et tous les jardins ne sont-ils pas humains? C’est bien là leur but.
Nos jardins doivent bien sûr évoluer, comme tous les aspects de notre vie et comme notre façon d’habiter la Terre. Aller vers moins d’imperméabilisation des sols, vers plus de logique et de bon sens, vers moins d’éléments destructeurs de nos biotopes et gourmands de nos ressources, peut-être vers plus de spontanéité, et vers plus d’acceptation de ce que nous offre la nature.
Mais ne renonçons pas trop vite au caractère sculptural et poétique d’un jardin dessiné ou aménagé avec créativité, ne crachons pas sur ces lieux magiques pensés par des idéalistes, des architectes et des rêveurs. Ces lieux sont précieux parce qu’ils élèvent le débat, ils créent la surprise et l’émerveillement, ils alchémisent le réel. Ils sont notre manière d’habiter la nature avec élégance, apprentissage et inventivité. Et ils sont inoffensifs.
Par contre, les espaces naturels existants seraient ravis, eux, de retrouver un peu de leur ensauvagement. Un peu de liberté. Un peu de spontanéité. Alors redonnons-leur cette qualité! En pagaille!
Et chez nous, continuons à faire… des jardins.