Il y a un an et demi, en pleine crise de covid, je prenais la décision au sein de ma petite entreprise d’abandonner les horaires fixes de travail, au profit d’un planning libre et adapté à chacun, modifiable au jour le jour, suivant l’envie plutôt que le devoir (lire l’article). Voici le bilan de cette expérience.
N’ayant aucun modèle devant moi, j’y suis allée, comme souvent, à l’intuition et au bon sens. J’ai expliqué ma vision à mes deux salariées, en insistant bien sur le ressenti et la nécessité de s’écouter : « On garde un ou deux rendez-vous fixes par semaine, et pour le reste, vous travaillez aux horaires qui conviennent à votre rythme, à votre envie, à votre état, à votre forme physique, sans vous préoccuper du nombre d’heures prestées, mais en vous concentrant plutôt sur les tâches à faire, selon leur urgence ou leur niveau de difficulté. Dans le même temps, vous faites des courses, vous allez au cinéma, vous faites la sieste, vous allez vous promener, si vous en avez envie. Et on regarde ce qui se passe.»
Au bout de six mois d’un mix de télétravail, de bureau et de chantiers, je fais un tour de table pour voir comment elles ont vécu l’expérience. Et là : stupeur. Je me rends compte que pendant que moi je vis ma meilleure vie avec cette nouvelle organisation basée sur un rythme naturel, elles ont toutes les deux continué à travailler aux horaires fixes d’avant. Je découvre qu’elles se sentent juste un peu moins fatiguées grâce au télétravail et grâce au fait qu’elles font moins de trajets, mais que, chez elles, machinalement, elles perpétuent bien le 9h-16h30 que j’avais soigneusement essayé de dynamiter.
Autant dire que je suis extrêmement surprise : je leur offre de ne plus compter les heures, d’adapter leur emploi du temps comme elles le veulent, et elles continuent à faire les hamsters dans leur roue… Incroyable.
Alors je creuse, je les questionne, et nous ouvrons un débat passionnant sur le rapport au travail. Débat qui durera des mois jusqu’à ce que je comprenne ce qui se passe réellement en profondeur, et qui sous-tend l’échec de l’expérience : la difficulté à changer de modèle, la culpabilité de se faire passer avant le travail, l’interdiction de prendre soin de soi, l’addiction au stress, le besoin viscéral de remplir ses journées de manière PRODUCTIVE. Bref, toute une pléiade de conditionnements familiaux, culturels et physiques, que j’avais totalement sous-estimés. Et parce qu’elles sont des femmes, consciencieuses et impliquées, ces conditionnements sont d’autant plus puissants. Ladies and gentlemen, j’ai nommé, LA CULTURE DU SACRIFICE PERSONNEL ou encore, le culte de l’apnée.
Qu’est-ce que cela dit de notre humanité ?
Qu’à force de nous avoir vendu le devoir et l’abnégation comme valeurs professionnelles (et humaines d’ailleurs), garantes d’une forme de sécurité (je m’épuise mais je garde mon job et je paye mes factures), une grande majorité des humains a perdu de vue la notion de plaisir, d’harmonie et de joie au quotidien. Ces émotions sont pourtant indispensables à notre équilibre, à notre santé, et s’il faut vraiment aller par-là, même à notre sacrosainte productivité. Or, pour avoir accès à ces états de félicité, y compris pendant nos heures de travail, il est indispensable d’observer quels sont nos freins, nos fausses croyances et nos addictions, pour pouvoir guérir et vivre sa vie autrement, de manière plus libre et plus détendue. Ne vous y trompez pas, la transformation à mener est profonde et donc inconfortable, puisqu’il s’agit de détruire les réflexes acquis depuis des siècles, notamment celui de faire passer tout le monde avant soi-même.
Pour commencer, quelques questions à se poser :
Suis-je capable de prendre une heure par jour pour moi, pour me reposer, sans culpabiliser ? Sans m’ennuyer ? Sans paniquer ?
De quoi suis-je concrètement menacé si je prends soin de moi et que j’écoute ma fatigue ?
A qui suis-je fidèle en allant au bout de mes forces ? et est-ce vraiment gratifiant ?
Suis-je conscient de vivre en apnée perpétuelle ?
En quoi le travail que je fais et son environnement me représentent-t-ils ?
Suis-je plus efficace quand je suis reposé, détendu, heureux ?
Le stress est-il quelque chose d’obligatoire, que je nourris et que je cherche malgré moi ?
Est-ce que je me sens obligé de remplir mes journées ? Mes week-ends ? Mes vacances ?
Qu’est-ce qui, concrètement, m’empêcherait de faire les changements nécessaires à mon bien-être ?
Les réponses honnêtes à ces questions indiqueront la plupart du temps qu’un mode survie est bien en place, une culpabilité, voire un blocage, et qu’il est sans doute temps d’envisager une métamorphose. Mais ne vous y trompez pas : inutile de changer de boîte ou de conjoint pour penser que cela fera l’affaire. Dans la plupart des cas, comme me l’a montré cette expérience, l’ennemi est intérieur. Pas la peine, donc, de blâmer le reste du monde…
J’ai pensé que cette réforme au sein de mon entreprise serait simple et rapidement mise en place, mais j’ai compris que, quel que soit le changement proposé, le cerveau reste méfiant et attaché à sa souffrance familière. Il faut du temps et du courage pour aller vers la transformation, même positive. Aujourd’hui, chez Canopées tout va bien. L’expérience nous a soudées, adoucies et détendues. Pour les matérialistes, sachez que notre chiffre d’affaires n’a pas baissé. (Il n’a pas augmenté non plus, et cela ne me pose aucun problème). Pour les humanistes, sachez que nous sommes toutes les trois sur la même longueur d’ondes, après un beau travail de reprogrammation neuronale, d’auto-observation et d’exercices pratiques qui finissent par donner « oui, le travail ça peut être tellement cool, non on ne va pas faire faillite, oui j’ai le choix de me sentir bien et reposée tout en touchant mon salaire, et non la productivité n’est pas quelque chose de mathématique. »
Vous avez dit progressiste ?